lundi 12 décembre 2011

LA PHILOSOPHIE OUEST-AFRICAINE DE LA PERIODE IMPERIALE : L’ECOLE DE TOMBOUCTOU

I-ARCHEOLOGIE : LES MANUSCRITS DE TOMBOUCTOU
Fondée au XIème siècle, Tombouctou, la Capitale de l'ancien empire du Songhaï (Mali), fut l'un des grands centres intellectuels de la période médiévale. Les voyageurs qui l'ont visitée dans la splendeur de sa gloire ont laissé des témoignages tout à fait épatants. Au XVème siècle, la ville comptait 180 écoles et universités où l'on enseignait le droit, les mathématiques, la botanique, l'astronomie, la poésie, la musique, l'histoire, la philosophie, etc.
Près de 25000 manuscrits ont été découverts dans les sables de cette ancienne capitale de l’ouest-africain. Environ 100000 sont encore dispersés dans les familles qui les gardent jalousement et refusent de les céder. Ces manuscrits, dont certains datent de la période préislamique, sont écrits enFulfude, en Haoussa, et en Arabe, et contiennent une somme imposante de savoirs interdisciplianaires.
Ce vaste répertoire des manuscrits montre qu’à Tombouctou, la pratique de la Rekhet ou de la rationalité était une activité des plus fécondes et des plus prospères. Cette activité intellectuelle atteindra son âge d’or au 16ème siècle.

II-L’ACTIVITE PHILOSOPHIQUE A TOMBOUCTOU
J’emploie ici le terme « philosophie » en son sens le plus large, le sens qu’elle eut dès ses origines en Egypte noire et en Grèce, et qu’elle conserva jusqu’à la période de la fameuse « rupture épistémologique » : j’entends par « philosophie » une activité rationnelle englobant la totalité du savoir. Ce qui caractérise justement « l’école de Tombouctou », c’est cette vision holiste du savoir. Tous les domaines de la science sont interconnectés. La raison investit tout le champ du connaissable et tente de saisir la vérité sous les multiples facettes de sa manifestation symphonique. Les « Ulama » (savants, philosophes, enseignants) du Songhaï étaient à la fois des logiciens, des grammairiens, des mathématiciens, des architectes, des poètes, des métaphysiciens, des théologiens, etc.
Joseph Cuoq compare le niveau intellectuel des Ulama de Tombouctou du 16ème siècle à celui de « leurs collègues de Marrakesh » au Maroc (J. Cuoq, Histoire de l’islamisation de l’Afrique de l’ouest. Des origines à la fin du XVIème siècle, Paris, Guethner, 1984, 222). L’historien sénégalais Penda Mbow déclare quant à lui qu’autour du 15ème siècle, Tombouctou était « un des plus grands centres intellectuels du monde islamique » (Mbow, 1997, 232). La réflexion philosophique s’exerçait dans la prestigieuse capitale à travers une série d’activités :

-L’Enseignement : j’ai indiqué plus haut le nombre impressionnant d’universités que comptait la ville. La plus prestigieuse était certainement celle de Sankoré.
-Les Débats entre Ulama : on sait par exemple que les savants de Tuwat avaient  posé un jour un débat intellectuel autour de la question de l’esclavage, un débat dans lequel intervient Ahmad Baba à travers un traité écrit en 1615. J’y reviendrai.
-Les Ecrits et les dissertations : j’aurai l’occasion de présenter dans la suite de cet article quelques uns de ces écrits.

III-QUELQUES PHILOSOPHES DU SONGHAI IMPERIAL

-AHMAD BABA (1556-1627) : Il est la figure la plus éminente des philosophes de Tombouctou. Il est connu comme le « Ulama de Bilâd as-Sudan », littéralement « le Savant de la terre des Noirs ». Après la conquête du Songhaï en 1591 par le Sultan marocain Mûlah Ahmad al-Mansur, Ahmad BABA organise et affiche une opposition intellectuelle à l’envahisseur. Il est arrêté et déporté à Marrakesh où il fut gardé pendant 14 ans. Sa renommée intellectuelle se répandit très vite dans tout le nord africain et jusqu’en Espagne. Dans un texte autobiographique, il écrit (je cite ici la traduction anglaise du texte) :

‘’Many scholars came to me and asked me to give public lectures. My first thought was to refuse, but I finally surrendered to their insistent demands ; hence I sat in the mosque of the Shurfa and inaugureted my lectures by readind Khalîl’s Mukhtasar which I explained and commented on, quoting the best jurists”. (Cité par Souleymane B. DIAGNE, “Precolonial African Phylosophy in Arabic”, in  A companion to African Phylosophy, edited by Kwasi WIREDU, Oxford, Blackwell Publishing, 2006, p.69).

A Tombouctou, Ahmad BABA avait une bibliothèque personnelle de plus de 1600 volumes. Il est auteur de plus d’une centaine de traités. J’en donne ici trois exemples :

*Le traité Kifayat al-muhtaj : rédigé en 1603 à Marrakesh. L’auteur raconte l’histoire intellectuelle et culturelle de son pays d’origine.
*Le traité Mi’ray al Su’ûd ilâ nayl hukm majlab al sûd : écrit en 1615 à Tombouctou. Dans cet ouvrage, Ahmad BABA répond à la question à lui posée par les savants de Tuwat à propos de l’esclavage. Il démontre l’absurdité du racisme et la barbarie de l’esclavage. (Cf. Mahmoud Zouber, Ahmad Baba de Tombouctou 1556-1627. Sa vie et son œuvre, Paris, Maisonneuve et Larose, 1997, pp.129-146)
*Le traité Risâla fi l-tasawwuf : pamphlet écrit en 1616 dans lequel Ahmad BABA évoque entre autres la question de la connaissance intuitive.

Autres grandes figures :

-AHMAD UMAR MUHAMAD AGIT : C’est le grand-père de Ahmad BABA. Il est auteur d’un traité de logique (Cf. Cuoq, 1984, pp. 214-215).

-MALAM USUMAN (b. c.1790 - d. 1859): On le considère comme un des premiers à avoir écrit en Haoussa. Il était originaire de Kano. Dans l’un de ses poèmes philosophiques, il aborde les notions de « nécessité », « d’absurdité » et de « possibilité » dans une réflexion globale sur Dieu (Théodicée, Théologie). Je cite ici la traduction anglaise du texte original écrit en Haoussa :

Seek to know all those things that are necessary in respect of God
So also know those things that are absurd in respect of God
Then know what is possible in respect of God.

(Cité par Hiskett, A History of Haussa Islamic Verse, London, 1975, pp. 68-69).

-UTHMAN DAN FODIO (1754–1817): Il est auteur de plus d’une centaine de livres écrits en Fulfude, abordant des thèmes variés: politique, littérature, éducation, théologie, histoire, etc. Il fut aussi un grand poète. Il laissa 480 poèmes. Sa fille Asmâ et son fils Muhammad Bello ont également écrit des textes en Haoussa et en fulfude.

-MUHAMMAD BELLO: Il fut souverain du Sokoto de 1815 à 1837. Leader éclairé, il fut un partisan ardent du modernisme et introduisit de nouvelles formes architecturales et de nouveaux styles urbanistiques dans son royaume. Il est auteur de plusieurs textes.

-NANA ASMA (1793–1864), fille de D. FODIO : elle fut princesse, poète, enseignante, figure de proue de la libération des femmes du joug dogmatique islamique. Elle est donc pionnière du féminisme moderne, des siècles avant Simone De Beauvoir. L’historien Hunwich écrit à propos d’elle : « Asma composed numerous poems in Fulfude and Haoussa as well as some in Arabic” (J. Hunwich, “Towards a history of the Islamic Intellectual Tradition in West Africa down to the nineteenth Century”, in Journal for Islamic studies, 1997, 17).

-ABD AL-QUADIR B. AL-MUSTAFA AL TURUDU: il fut étudiant de Muhammad Bello. En 1828, il écrivit un traité de philosophie et de science intitulé “Al-Tutûhat al-rabbâniyya. Le contenu de l’ouvrage est présenté par Kani comme

« a critical evaluation of materialists’, naturalists’ and physicists’ perception of life. Matters related to transient nature of the world, existence or non existence of the spirits and the celestial spheres are critically examinated in this work ».
(Cité par Hunwich, in Arabic literature of Africa, Leiden, New York, vol.2, 1995, p.222.).

Abd al-Qadir est auteur d’un autre traité de philosophie portant sur la question des universaux. Son titre : Kulliyat al-alam al sitta.

Mahougnon S.

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